La grande guerre des billets de concert : réglementer Ticketmaster au Canada
- Michelle Rodrigues
- il y a 4 jours
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Au cours de la dernière décennie, les consommateurs se sont plaints des pratiques commerciales de plus en plus agressives des entreprises de vente et de distribution de billets comme Ticketmaster. Ces pratiques ont détérioré l’expérience d’achat de billets pour les amateurs de concerts au Canada.
Un exemple récent s’est produit à l’automne 2024, lorsque l’auteure-compositrice-interprète Taylor Swift a conclu sa tournée record, le Eras Tour, avec neuf spectacles au Canada. Les médias nationaux ont suscité l’indignation du public en rapportant des histoires d’expériences difficiles vécues par des fans lors de l’achat de billets, laissant beaucoup d’entre eux les mains vides ou contraints de payer des prix de revente exorbitants sur des sites comme StubHub. Cet exemple n’a rien de nouveau; il révèle comment Ticketmaster opère dans une industrie à forte demande et sans concurrence. La faiblesse du cadre réglementaire canadien régissant l’industrie du spectacle permet les pratiques commerciales agressives de Ticketmaster. Toutefois, les décideurs politiques ont une voie claire pour réformer cette industrie sous haute tension en s’inspirant d’autres juridictions à travers le monde et en priorisant la transparence.
Un manque de lois et de règlements rigoureux
L’industrie canadienne du spectacle manque de lois et de règlements rigoureux, ce qui permet à Ticketmaster de dominer le paysage de la billetterie. La tournée Eras Tour a mis en lumière trois problèmes majeurs insuffisamment réglementés : la tarification dynamique, la revente de billets (scalping) et l’indication de prix partiel.
Les entreprises pratiquent la tarification dynamique en augmentant les prix lorsque la demande pour les biens qu’elles vendent est forte. Ticketmaster explique que la tarification dynamique permet « aux artistes et aux autres personnes impliquées dans l’organisation d’événements en direct de fixer le prix des billets au plus près de leur véritable valeur marchande ». Néanmoins, le fait que Ticketmaster s’appuie sur les conditions du marché pour faire varier le prix des billets entraîne une iniquité pour les consommateurs. Dans une lettre adressée à l’ancien ministre François-Philippe Champagne par Brian Masse, ancien porte-parole du NPD en matière d’innovation, de sciences et d’industrie, M. Masse déclare : « l’arrivée des concerts populaires de la tournée "Eras" de Taylor Swift au Canada a mis en évidence l’échec de votre gouvernement à s’attaquer au gonflement des prix dans l’industrie de la billetterie et du spectacle ».
La tarification dynamique va de pair avec le deuxième problème : la revente ou l’exploitation d’un marché secondaire. L’absence de lois et de règlements rigoureux permet aux robots et aux revendeurs (scalpers) d’acquérir la majorité des billets à forte demande. Ils revendent ensuite ces billets à plusieurs fois leur valeur nominale sur des sites de seconde main. Ces reventes coûteuses ne profitent ni aux artistes ni aux spectateurs. Dans le cas de la tournée Eras Tour, Ticketmaster était mal préparée pour une vente à si forte demande; elle a permis aux robots et aux revendeurs d’entrer et d’acheter des billets en vrac, poussant de nombreux billets et fans vers les marchés de revente secondaires où les revendeurs pouvaient faire grimper les prix.
La majeure partie des revenus de Ticketmaster provient de l’indication de prix partiel, soit les « frais de service » cachés derrière les prix affichés sur leur site Web. L’indication de prix partiel est la clé du modèle d’affaires de Ticketmaster et est légale au Canada. Souvent, ces frais cachés ne deviennent visibles pour les clients qu’au moment de payer, lorsque leurs seules options sont d’acheter ou d’annuler la vente. En 2019, le Bureau de la concurrence a enquêté sur Ticketmaster pour « indications de prix trompeuses dans la vente de billets en ligne », ordonnant finalement à l’entreprise de payer 4,5 millions de dollars. Cependant, il est peu probable que l’entreprise abandonne cette pratique à moins que la loi ne l’interdise explicitement et ne prévoie des pénalités applicables.
La législation sur la protection du consommateur existe aux échelles fédérale et provinciale, mais son efficacité est discutable. En tant qu’organisme indépendant d’application de la loi, le Bureau de la concurrence applique la Loi sur la concurrence, qui est censée prévenir les « pratiques anticoncurrentielles sur le marché, telles que la fixation des prix et la publicité trompeuse ». Le Bureau dispose de ressources limitées pour enquêter sur chaque cas. De plus, le gouvernement fédéral a reconnu la nécessité de moderniser la Loi. Par exemple, la Loi n’aborde pas explicitement la tarification dynamique ou la revente de billets. Il existe également un manque de collaboration entre les gouvernements fédéral et provinciaux dans la réglementation des pratiques commerciales déloyales, même si la protection du consommateur est un domaine de compétence partagée. Actuellement, le Québec est la seule juridiction au Canada où la loi provinciale exige que Ticketmaster « inclue tous les frais non optionnels dans ses prix » et pratique le « prix tout inclus » en vertu de l’article 224 de la Loi sur la protection du consommateur (LPC).
Un manque de concurrence étouffe la croissance économique, fait augmenter les prix et réduit l’innovation. C’est l’environnement dans lequel Ticketmaster opère au Canada aujourd’hui, aggravé par sa fusion avec Live Nation. En 2010, Ticketmaster, le plus grand distributeur de billets en Amérique du Nord, et Live Nation, le plus grand exploitant de salles en Amérique du Nord, se sont unis pour former Live Nation Entertainment. Cette fusion a étouffé la concurrence en rendant plus difficile la réussite des petits acteurs sur le marché. Par exemple, AEG, le promoteur officiel de la tournée Eras Tour, a affirmé que « les ententes exclusives de Ticketmaster avec la grande majorité des salles de la tournée "Eras" les obligeaient à passer par leur système de billetterie », contribuant aux expériences désastreuses d’achat de billets pour les fans.
La voie à suivre
Le Canada doit renforcer le cadre législatif et réglementaire régissant son industrie du spectacle. Cela inclut de s’assurer que des pénalités accompagnent des interdictions claires, et de doter le Bureau de la concurrence des ressources nécessaires pour enquêter sur les pratiques commerciales déloyales. En apportant ces changements, la priorité donnée à la transparence est essentielle pour créer une industrie plus équitable qui protège les consommateurs.
Le Canada a beaucoup à apprendre d’autres juridictions à travers le monde pour créer et modifier la législation fédérale et provinciale afin de s’attaquer à la tarification dynamique, à la revente de billets et à l’indication de prix partiel. Le Danemark, le Portugal et l’Irlande ont rendu illégale la revente de billets à un prix supérieur à leur valeur nominale. Une telle loi dissuade les revendeurs, car ceux-ci ne font de l’argent qu’en vendant des billets en gros volumes à plusieurs fois leur valeur nominale, éliminant ainsi le marché de revente inéquitable. Rendre cette pratique illégale rend également les fans plus susceptibles d’obtenir des billets d’événements en direct que les robots ou les revendeurs.
L’industrie canadienne du spectacle a besoin de transparence. Le marché de la revente de billets est presque impossible à réglementer. Par conséquent, les législateurs et les décideurs politiques devraient se concentrer sur le marché officiel et exiger que Ticketmaster adopte des pratiques commerciales équitables. S’assurer que les sites de billetterie font face à des pénalités applicables en cas d’infraction à la loi est essentiel. Par exemple, la France n’autorise les revendeurs de billets à vendre que sur des « plateformes de billetterie autorisées ». L’amende pour infraction à la loi française est de 15 000 €, ce qui constitue un moyen de dissuasion important pour les revendeurs.
Enfin, le renforcement du Bureau de la concurrence est essentiel pour créer la perception publique que cet organisme indépendant d’application de la loi est sérieux quant à la répression des pratiques commerciales agressives. S’assurer que le Bureau dispose des ressources pour mener des enquêtes est crucial pour accroître la transparence des prix, par exemple.
Seules une réforme législative et des mécanismes d’application renforcés arrêteront les revendeurs et les robots, et rendront l’industrie plus sûre et plus transparente pour les consommateurs.
Les opinions exprimées sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la position de politique de la CIPPIC.






